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Nos téléphones vont tous se faire tatouer et c’est une mutation radicale

Nos téléphones vont tous se faire tatouer et c’est une mutation radicale

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Par Pierre Schneidermann

Publié le

Google et Apple entrent dans le ballet du "contact tracing" : plus rien ne sera jamais pareil.

Depuis plusieurs semaines déjà, un terme barbare et auparavant inconnu du grand public est sur toutes les lèvres dans les pays confinés : le contact tracing. Ayant pour objectif d’enrayer le Covid-19, cette solution de traçage permettrait de savoir qui a été en contact avec des personnes testées positives au virus pour prévenir rapidement les potentiels futurs contaminés. Pour mettre en œuvre le contact tracing, nul besoin de puces futuristes ou de bracelets électroniques. La solution est déjà là, dans le creux des mains et des poches de centaines de millions de personnes : le smartphone.

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Pour ceux qui n’auraient pas tous les éléments en tête, un petit récapitulatif s’impose. Cela permettra de mieux comprendre la révolution technologique et idéologique que viennent tout juste de déclencher Apple et Google. Avant que les deux géants ne viennent mettre leurs pattes dans la gestion de la crise, les pays européens et la France avaient, depuis le début de leurs réflexions sur le contact tracing, jeté leur dévolu sur une méthode particulière, celle utilisée notamment à Singapour.

À Singapour, la méthode consiste à utiliser la technologie Bluetooth pour voir quel smartphone frôle celui de qui, avec une précision bien plus fiable que celle du GPS. Point géolocalisation, donc : on ne sait pas où les personnes se sont croisées, on sait juste qui a croisé qui et pour combien temps (la durée a son importance).

Envoûté par les sirènes du Bluetooth, le gouvernement a présenté, la semaine dernière, les contours d’un embryon d’appli de contact tracing : StopCovid. Hors Bluetooth, on n’en sait encore pas grand-chose. Pour l’heure, elle serait téléchargeable sur la base du volontariat et Emmanuel Macron a promis dans son dernier discours qu’il y aurait d’abord une étape parlementaire avant de passer à l’action.

En vrai, on ne sait même pas si l’appli StopCovid a de beaux jours devant elle. Cédric O himself, le secrétaire d’État au Numérique, déclarait récemment qu’il n’était pas “totalement certain” que le dispositif permette de combattre la pandémie. Pourquoi ? Simplement, parce que les applis Bluetooth ne seraient pas aussi efficaces qu’on aurait bien voulu nous faire croire.

Pour deux raisons, surtout. Primo, il faudrait un nombre conséquent d’utilisateurs de l’appli pour obtenir des résultats convaincants. Deuzio, il pourrait exister plein de situations de la vie quotidienne au cours desquelles le Bluetooth serait totalement imprécis et pourrait créer des “faux positifs”. Exemple : quand vous vous couchez le soir et que votre Bluetooth entre en contact avec celui de votre voisin derrière la cloison.

Qu’ils aboutissent ou non, le projet StopCovid et le contact tracing en général sont, sur le papier, des concepts déjà fracassants. Pour la toute première fois, un État, ses autorités sanitaires et ses citoyens doivent jongler à tâtons entre un idéal de liberté et une réalité toute crue de santé publique, mais la “grande mutation”, ce n’est pas ça. Car l’arrivée du contact tracing est encore trop incertaine, fragmentée (selon les États) et volatile. En revanche, quelque chose de beaucoup plus palpable et généralisé vient de se produire.

Le 10 avril dernier, une coalition aussi inédite qu’inattendue est arrivée sur le devant de la scène. Apple et Google, deux géants de la tech que tout (ou presque) oppose, ont décidé de collaborer pour poser les briques, ensemble, d’une solution harmonisée de contact tracing pour les centaines de millions de smartphones qu’ils régentent. Si l’on se fie à leurs communiqués de presse respectifs (Google, Apple), on apprend que cette solution se déploierait en deux temps.

À la mi-mai sortira un système d’harmonisation commune à iOS (Apple) et Android (Google) – dans le jargon, c’est une “API”. On pourra télécharger ce module sur les stores respectifs. Il permettra aux deux éternels systèmes d’exploitation concurrents (iOS et Android) de communiquer entre eux, via le Bluetooth, dans le cadre du contact tracing.

Schéma de fonctionnement de l’API, expliqué par Google et Apple

Il permettra aussi de pimper la fonction Bluetooth pour qu’elle remplisse cette nouvelle mission qu’elle n’était pas destinée à remplir : être précise sur les distances, sur le temps de mise en contact et sur le stockage intelligent et sécurisé de ces informations. En soi, cette API ne servira pas directement à l’utilisateur. Elle servira de support aux autres applis de contact tracing qu’auront déployées (ou non) les autorités sanitaires, à l’instar de StopCovid.

Ce n’est que dans un second temps que devrait intervenir la vraie mutation de nos téléphones. Quelques semaines après la mi-mai, la chenille (l’API) deviendra papillon : la solution de contact tracing, qu’il fallait télécharger, viendra directement se greffer dans les systèmes d’exploitations, dans iOS et dans Android, dans le cœur du cœur de nos smartphones.

Face à cette décision, aussi massive qu’inédite, on nous promet des garde-fous. Apple et Google nous expliquent que les utilisateurs devront être consentants pour activer le contact tracing, que les flux et les détections seront anonymisés, sécurisés et bien distincts de la géolocalisation.

Quels que soient les détails techniques de cette mise en œuvre, pour la première fois, nos téléphones vont être flanqués d’une sorte de tatouage. Un tatouage bi-OS si l’on peut dire (Android et iOS), né dans l’urgence sanitaire et la nécessité curative. Un tatouage universel, qui effraie même Trump.

Servira-t-il à quelque chose, ce tatouage invisible ? Peut-être même pas. Car les États pourraient tout à fait renoncer au contact tracking s’il s’avère vraiment inefficace, mais, activé ou non, ce tatouage sera là. En acte, en puissance, on a presque envie de dire que c’est pareil : un tatouage collectif, pensé et codé par deux titans qui régentent la quasi-totalité des systèmes d’exploitation des téléphones occidentaux.

Alors oui, un tatouage numérique, c’est comme un tatouage sur la peau, ça peut toujours s’enlever, mais un tatouage, on ne le remarque vraiment qu’au début. Un beau jour, on oublie que l’on en a un. On y a pris goût, il fait partie de nous et on oublie à quel point il a modifié le corps. Ces lignes de code que s’apprêtent à injecter Google et Apple dans leurs OS, de par l’intention même, sont une modification de la perception de ce que deviendront nos smartphones.

Nos téléphones ne seront plus seulement les outils individualistes de communication, de loisir et d’accès à l’information qu’ils étaient. À la faveur d’une crise mondiale, des centaines de terminaux sont devenues, d’un coup, des outils collectifs réquisitionnés pour un objectif transcendant l’usage personnel.

Après cette annonce, certains se sont réjouis. D’autres s’alarment. On est pour, on est contre, parano, pas parano, prêt à faire des concessions (comme les pays asiatiques) ou pas… peu importe, ce n’est pas la question. La simple existence de ces lignes de code, de ce tatouage d’un nouveau genre, constitue une mutation historique de nos téléphones, bien plus que les assistants vocaux, les nouveaux capteurs des appareils photo ou la 5G.